De l’importance de mesurer les retombées
« Si l’économie sociale est méconnue, c’est peut-être parce qu’on ne se vante pas assez. Plus on va s’outiller pour pouvoir faire cette mesure d’impact social, mieux les gens vont pouvoir la connaître », indique Marie J. Bouchard, professeure à l’École de la gestion (ESG) de l’UQAM et impliquée dans le projet du TIESS.
Ce texte fait partie d’un cahier spécial.
Les retombées sociales d’une entreprise demeurent souvent complexes à évaluer. Alors que de plus en plus de bailleurs de fonds manifestent leur intention d’investir dans la perspective d’en générer, les acteurs de l’économie sociale cherchent des indicateurs et des mesures pour que leurs répercussions soient reconnues à leur juste valeur.
Le Réseau d’investissement social du Québec (RISQ) devrait lancer un nouveau Guide d’analyse des entreprises d’économie sociale cet hiver. Cet ouvrage, destiné aux bailleurs de fonds des entreprises collectives, remplacera la première édition, rédigée par le RISQ avec ses partenaires en 2003. « L’objectif était de documenter l’expertise développée au Québec dans l’analyse de l’économie sociale, qui, à l’époque, avait de la difficulté à obtenir du financement auprès des institutions financières », explique Philippe Garant, directeur général du RISQ. Ce document est devenu une référence chez les gestionnaires de fonds dans la finance solidaire et les personnes chargées d’analyser les projets d’économie sociale. Il a aussi été utilisé dans les programmes universitaires de gestion, dans les anciens centres locaux de développement (CLD) et dans les ministères. Il a suscité de l’intérêt sur la scène internationale, avec une traduction en six langues.
Pourquoi un nouveau guide ? Le contexte a « évolué », soulève M. Garant. L’expertise en la matière s’est enrichie et « il y a de plus en plus de sources de financement disponibles pour les entreprises d’économie sociale ». Les investisseurs privés se mettent de la partie avec l’engouement provoqué par l’investissement à impact social. Issue du monde anglosaxon, cette nouvelle culture de la finance s’appuie sur des investissements dont l’objectif consiste à générer à la fois un rendement financier et des retombées sociales et environnementales positives. « Un des discours qu’on entend régulièrement quand on parle avec des financiers, c’est que ce n’est pas tellement une question de disponibilité d’argent, mais qu’ils ont surtout de la difficulté à trouver de bons projets, dit M. Garant. Mais cette difficulté, on la voit plutôt comme une difficulté d’évaluer les projets à leur juste valeur. » Par exemple, le guide du RISQ montre que deux facteurs sont cruciaux pour déterminer la longévité d’une entreprise d’économie sociale : sa gouvernance et son ancrage dans son milieu.
Territoires innovants en économie sociale et solidaire (TIESS), un organisme de liaison et de transfert dans le secteur, a amorcé au printemps dernier un chantier de trois ans à travers lequel les acteurs du milieu vont tenter de définir et d’échanger des outils de mesures. « On s’est rendu compte qu’ils sont en train de faire la même chose en Wallonie », indique Marie J. Bouchard, professeure à l’École de la gestion (ESG) de l’UQAM et impliquée dans le projet du TIESS. « Si l’économie sociale est méconnue, c’est peutêtre parce qu’on ne se vante pas assez. Plus on va s’outiller pour pouvoir faire cette mesure d’impact social, mieux les gens vont pouvoir la connaître. » De plus, avec l’engouement suscité par l’investissement à impact, elle note « un risque si l’économie sociale ne s’outille pas adéquatement pour répondre ».
Elle craint que, si le milieu de l’économie sociale ne détermine pas les indicateurs selon lesquels on peut évaluer avec justesse les impacts, il y ait un danger, dans la négociation avec les bailleurs de fonds, de tendre vers une uniformisation d’indicateurs avec une « vision un peu technique du social ». Certaines retombées sont complexes, voire parfois impossibles à quantifier, comme les changements dans la qualité de vie d’une personne, le renforcement de la cohésion sociale ou la résilience d’une organisation.
Marie J. Bouchard constate que les entreprises collectives ont déjà des indicateurs au sein de leur organisation, mais qu’elles n’ont pas le réflexe de les mettre en avant lors d’une demande d’évaluation. De plus, certaines ne connaissent pas les mesures éprouvées par des entreprises collectives d’autres secteurs. Par exemple, les entreprises d’insertion professionnelle ont développé des outils efficaces pour mesurer leurs retombées en employabilité, mais les coopératives d’habitation ne savent généralement pas comment analyser cette répercussion, même si l’implication de ses membres dans les travaux et la gestion d’un immeuble peut parfois les qualifier pour des emplois. « Ceux qui ont déjà développé des outils vont les mettre au commun, puis on va essayer de voir comment on peut les transférer, les adapter », dit Mme Bouchard.
Le Comité sectoriel de main-d’oeuvre en économie sociale et action communautaire (CSMOESAC) a de son côté publié en 2004 un guide sur les indicateurs d’impacts sociaux à l’intention des entreprises d’économie sociale. Son but était aussi de faire en sorte que le milieu de l’économie sociale détermine comment évaluer ses retombées sociales avant de se faire imposer par des bailleurs de fonds des mesures ou des indicateurs inadéquats.
Lynda Binhas, chargée de projet en recherche et analyse au CSMOESAC, raconte que son organisme est intervenu, il y a quelques années, lorsqu’un regroupement s’est vu prescrire par son bailleur de fonds principal de répondre à un questionnaire pour mesurer son impact social. « On a agi pour que le questionnaire soit modifié en fonction de la réalité des services offerts, ditelle. Les indicateurs qu’on appellerait universels, ça ne fonctionne pas. Il faut vraiment déterminer des indicateurs qui sont adaptés à l’activité des entreprises et aux activités et services offerts par elle. »
Marie J. Bouchard croit que des indicateurs et des mesures d’évaluation trop uniformisées de la part des bailleurs de fonds pourraient aussi inciter les organisations à s’imiter ou à se concurrencer. Or, selon elle, l’une des forces du milieu québécois de l’économie sociale réside dans le maillage des organisations et leur complémentarité. « On cherche à faire en sorte que la collégialité se maintient à travers ce défi, qui est très intéressant à relever », dit-elle.
En se référant aux 500 études de cas analysées par le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), Mme Bouchard constate une tendance dans les innovations qui ont eu du succès : « il n’aurait pas fallu appliquer des standards a priori au financement, indiquetelle. On a même fait des études sur les effets des types de financement sur le maintien de la mission [de l’entreprise d’économie sociale] et de son autonomie. Il faut que le fonds soit le moins normé possible, pour laisser l’économie sociale faire ce qu’elle fait de mieux, c’estàdire combler rapidement les failles dans le marché et les services publics, répondre à des aspirations nouvelles, inventer des solutions à des problèmes sociaux émergents. »
Article paru dans Le Devoir dans un cahier spécial sur le Forum mondial de l’économie sociale – GSEF2016, 3 septembre 2016