Photo de gauche à droite : François Gilbert, président-directeur général d’Anges Québec ; Philippe Garant, directeur général du Réseau d’investissement social du Québec ; Manaf Bouchentouf, directeur de l’Accélérateur Banque nationale – HEC Montréal
Les Affaires, édition du 20 mai 2017- Nathalie Vallerand
Dans la salle de conférence qui surplombe le centre-ville montréalais, l’ambiance est cordiale. Les participants à la discussion se connaissent presque tous. Les rires et les taquineries fusent.
D’entrée de jeu, l’animateur de la rencontre, le journaliste Matthieu Charest, pose la question qui tue: l’aide à l’entrepreneuriat est-elle suffisante ? C’est l’unanimité autour de la table : la réponse est oui… ou presque. Les entrepreneurs étaient du même avis l’automne dernier. D’ailleurs, la majorité d’entre eux avait obtenu du soutien de plusieurs sources différentes.
«Il y a un écosystème très complet au Québec où chacun a trouvé sa spécialité, sa mission, explique Pierre Duhamel, directeur général du réseau M (Fondation de l’entrepreneurship). Les entrepreneurs ont besoin de conseils de toutes sortes, de financement sous plusieurs formes et de savoir-faire. Tout ça existe. Et l’aide est plus intelligente qu’avant parce qu’il y a davantage de complémentarité. Toutefois, il est vrai que ça peut encore être amélioré», admet-il.
Justement, quels changements les intervenants suggèrent-ils ? Pour Manon Hamel, vice-présidente rayonnement des affaires et relations avec les entreprises à la Caisse de dépôt et placement du Québec, la fin du travail en silo représente le plus grand défi. «L’offre s’est raffinée grâce à une plus grande collaboration des acteurs qui procurent les services aux entrepreneurs. Toutefois, il y a encore des silos à abattre. Il nous faudrait travailler davantage ensemble», dit-elle.
De son côté, Philippe Garant, directeur général du Réseau d’investissement social du Québec, déplore les inégalités sur le plan géographique. «Avec la disparition de plusieurs centres locaux de développement, il y a moins d’accompagnement aux entrepreneurs dans certaines régions. Dans mon domaine, l’entrepreneuriat collectif, il y a une chute majeure dans le démarrage de projets. Faute d’accompagnement, les projets sont aussi plus longs à développer. Mon souhait, c’est que l’écosystème de soutien soit accessible partout au Québec.»
«Nous sommes tous des guichets»
Il n’est pas toujours facile de s’y retrouver parmi les quelque 250 programmes offerts par 150 organisations. La question est posée : serait-il plus simple pour l’entrepreneur d’avoir un guichet unique ? Pas selon nos intervenants, pour qui la pluralité de l’offre fait la richesse de l’écosystème. Par ailleurs, chacun n’hésite pas à envoyer l’entrepreneur ailleurs si cela correspond davantage à ses besoins. «Nous essayons de guider les entrepreneurs, et ça fait d’ailleurs partie de notre rôle», rappelle Manaf Bouchentouf, directeur de l’Accélérateur Banque Nationale – HEC Montréal. Il n’est pas partisan d’un guichet unique, car cela pourrait rompre l’aspect humain qui caractérise l’entrepreneuriat. «Les entrepreneurs ont besoin de parler de leur projet à quelqu’un. Ils veulent un point de chute. Même s’ils sont admissibles à un programme, ils viennent nous voir pour nous poser des questions et être conseillés. Les réponses ne sont pas toujours dans les sites web, même si l’offre pourrait être mieux communiquée et plus cohérente.»
Un constat qui amène Manon Hamel à reparler de collaboration. «La force d’un écosystème, c’est le réseau de gens qui le composent.»
Bref, les participants ne voient pas la nécessité de créer une nouvelle structure pour diriger les entrepreneurs vers la bonne ressource, chaque organisation pouvant jouer ce rôle. Cela dit, il existe des portails qui répertorient l’offre, comme Ressources entreprises et Info entrepreneurs.
Entre intention et création
Pour Pierre Cléroux, vice-président recherche et économiste en chef à la BDC, la promotion de l’entrepreneuriat devrait être une priorité. «Il y a eu une époque où l’on mettait de l’avant les entrepreneurs pour démontrer que c’était un choix de carrière valorisant et stimulant. On a laissé cela, mais il faudrait y revenir, car le nombre d’entrepreneurs diminue au Québec.»
Il cite des chiffres de Statistique Canada qui indiquent une baisse constante du nombre de nouvelles entreprises par rapport au nombre d’entreprises en activité. Cette proportion est passée de 15 % à 10 % entre 2004 et 2014.
Ces propos font réagir François Gilbert, président-directeur général d’Anges Québec, qui souligne qu’au contraire les études de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) sur l’activité entrepreneuriale montrent une progression. «Les jeunes Québécois sont parmi ceux qui, dans le monde, veulent le plus être entrepreneurs !» rétorque-t-il.
En fait, le rapport de 2015 de l’UQTR sur l’enquête du Global Entrepreneurship Monitor révèle une baisse des intentions d’entreprendre des jeunes du Québec (21,8 %) par rapport aux résultats de 2014 (28,5 %). Toutefois, avec un taux de 14,2 %, l’activité entrepreneuriale émergente des 18-24 ans dépasse celle de la soixantaine de pays participant à cette enquête. Le reste du Canada et les États-Unis figurent aux deuxième et troisième rangs avec des taux respectifs de 13 % et de 12 %.
Les données de l’Indice entrepreneurial québécois de la Fondation de l’entrepreneurship diffèrent, mais elles montrent elles aussi une volonté élevée des jeunes de se lancer en affaires. Ainsi, 42,2 % des 18-34 ans ont affirmé avoir cette intention. Le problème réside peut-être quelque part entre l’intention et la création d’entreprise.
En effet, ceux qui aspirent à devenir entrepreneurs ne sont pas assez nombreux à passer à l’action, déplore Pierre Cléroux. «Le démarrage d’entreprises est très important pour l’économie. Ça crée des emplois, de l’innovation, et ça pousse même les entreprises matures à mieux performer.»
L’enjeu de l’immigration
Sans surprise, tout le monde s’entend pour dire que la société québécoise s’enrichit grâce aux entrepreneurs. «Il suffit de regarder combien la ville de Québec a changé grâce à l’entrepreneuriat, cite en exemple François Gilbert. Elle est en croissance depuis 25 ans !»
L’immigration est un enjeu clé également de la création de nouvelles entreprises. «Un entrepreneur, c’est une personne qui n’accepte pas le statu quo et qui fait des gestes pour que ça change, dit M. Gilbert. C’est la définition même d’un immigrant !»
Une définition confirmée par l’Indice entrepreneurial, qui rapporte que les immigrants ont l’intention de se lancer en affaires dans une proportion de 32,3 %, contre 21 % pour la population en général.
Alexandre Boucherot, président et fondateur de la plateforme de sociofinancement Ulule, lui-même installé depuis trois ans au Québec pour fonder son entreprise, estime qu’il faudrait faciliter l’entrée des talents au Québec. Il suggère la création d’un dispositif semblable au concours French Tech Ticket de la France, qui incite les entrepreneurs étrangers à y créer leur start-up numérique. Entre autres avantages, les gagnants bénéficient d’une bourse de 45 000 euros, d’une procédure accélérée pour obtenir un titre de séjour et d’un passage de 12 mois dans un incubateur.
Cela dit, il reste du travail à accomplir pour rejoindre davantage les immigrants déjà installés au pays. Pierre Duhamel raconte que le Réseau M a 10 mentors provenant des communautés culturelles, mais seulement 3 mentorés. «Nous avons aussi une dizaine d’ententes de référencement avec des chambres de commerce de diverses communautés, mais nous n’avons pas réussi à repérer un seul mentoré issu de cette filière. Les immigrants consultent très peu.»
Après les start-up, le déluge
S’il faut en faire plus pour promouvoir l’entrepreneuriat, les jeunes pousses technos, elles, ne manquent pas de visibilité.
Alexandre Boucherot résume ainsi l’engouement pour les start-up : «Elles sont devenues les nouvelles rock stars !» Et déplore que l’on confonde souvent innovation et technologie. «Il peut y avoir de l’innovation dans tous les secteurs !» Et d’après son expérience, si les entreprises technologiques font rêver, ce sont davantage les entreprises locales que les citoyens ont envie de soutenir et qui ont le plus de succès sur les plateformes de sociofinancement comme la sienne. Ainsi, le premier projet financé sur Ulule en 2015 était une boucherie de proximité.
«La techno, c’est l’économie vénérée en ce moment, confirme Martin Deschênes, le tout nouveau président de l’École d’entrepreneurship de Beauce (EEB). Tout tourne autour de ça. Un grossiste en plomberie ou la boucherie du coin, c’est moins glorifié», regrette celui qui, après 17 ans à la tête du Groupe Deschênes, vient de passer le flambeau à son frère François pour devenir vice-président du conseil d’administration de l’entreprise familiale de distribution de matériaux de plomberie et de chauffage qui compte près de 2 000 employés.
Cet engouement pour les entreprises technologiques ferait presque oublier un autre secteur de l’économie, pourtant très porteur : le manufacturier. Nos participants sont unanimes pour dire que celui-ci est actuellement délaissé par les programmes de démarrage d’entreprises. Si un entrepreneur veut ouvrir une usine, où trouvera-t-il de l’aide ? Où sont les incubateurs d’usines ? «On ne fait plus rien à ce sujet, dénonce François Gilbert. On occulte le secteur manufacturier, qui a pourtant longtemps fait vivre le Québec. C’est bien beau la techno, mais on manque d’équilibre.»
Ceci explique-t-il cela ? Toujours est-il que, parmi les personnes en démarche pour se lancer en affaires, seulement 5,3 % visent le secteur manufacturier, toujours selon l’Indice entrepreneurial québécois.
Bâtir des ponts
Une piste de solution proposée par Manaf Bouchentouf serait de bâtir des ponts entre des entreprises naissantes et des organisations plus matures. «L’idée, c’est de passer de l’accompagnement individuel à l’accompagnement organisationnel réalisé par un groupe de personnes. Le nouvel entrepreneur pourrait développer son projet avec l’appui d’une équipe d’expérience. Si on bâtissait ces ponts, il y aurait peut-être davantage de nouvelles entreprises manufacturières.»
Une idée appuyée par Manon Hamel, qui est convaincue que les entreprises matures en sortiraient aussi gagnantes. «Elles peuvent trouver des solutions à leurs défis de croissance ou d’innovation auprès des entreprises en démarrage. Le maillage d’expertise intergénérationnel et interstade de développement, c’est essentiel. L’écosystème doit le favoriser.»
Poussée de croissance
Cependant, l’entrepreneuriat ne se résume pas aux start-up : il est crucial de se préoccuper tout autant des entreprises en démarrage que de celles qui existent déjà. Notamment, en faisant davantage pour soutenir la croissance des entreprises et les garder dans l’économie québécoise, d’après Martin Deschênes. «Démarrer une entreprise, c’est une chose. La faire croître et éviter de la vendre, c’en est une autre.» Il sait de quoi il parle, lui qui a fait passer le chiffre d’affaires du Groupe Deschênes de 225 millions de dollars à 880 millions entre 2000 et 2017. Certains s’interrogent : quelles sont les retombées si l’entreprise est vendue à l’extérieur du pays ? Où est la création de valeur ? «Quand je rencontre un jeune entrepreneur, je ne lui demande plus quand il veut vendre son entreprise. La réponse, c’est vite ! La culture des entrepreneurs en techno, c’est de garder l’entreprise de trois à cinq ans, de la vendre pour mettre des millions dans leurs poches, puis d’en partir une autre», raconte François Gilbert. Une situation qui ne l’inquiète pas outre mesure.
«Quelqu’un est-il triste que Louis Têtu ait vendu Taleo pour ensuite lancer Coveo ? Non, car est ausssi ça, une société vivante !»
Pour accompagner la croissance, il semble inconcournable de se tourner vers de nouveaux marchés. «Les marchés québécois et canadien sont relativement petits. Il faut donc rapidement exporter, dit Pierre Cléroux. Mais pour exporter, il faut disposer d’une masse critique. C’est pourquoi, à la BDC, nous insistons beaucoup sur la capacité de grandir des entreprises.»
Lors de la table ronde avec les entrepreneurs l’automne dernier, Isabelle Quinn, propriétaire des deux boutiques de biscuits et de cupcakes Sweet Isabelle, avait pour sa part revendiqué le droit à voir petit. «On encourage beaucoup les entrepreneurs à voir grand, mais c’est correct aussi de voir petit si ça vous satisfait et si ça vous permet de vivre en harmonie. Il n’y a pas qu’un profil d’entrepreneur», avait-elle rappelé.
Impossible de parler de croissance sans aborder la question du transfert d’entreprise. Environ 60 % des propriétaires d’entreprises ont plus de 50 ans, rappelle Pierre Cléroux pour souligner l’importance de cet enjeu. «Ça veut dire que, dans les 20 prochaines années, il y aura beaucoup de transferts. Nous avons interrogé des entrepreneurs sur le sujet et 40 % d’entre eux prévoient même vendre leur entreprise d’ici cinq ans. Il faut continuer à s’y préparer.»
On associe souvent entrepreneurs et nouvelles entreprises. «Cependant, les repreneurs sont aussi des entrepreneurs», insiste Manon Hamel, en saluant au passage la création en 2015 du Centre de transfert d’entreprise du Québec (CTEQ). En plus d’offrir de l’accompagnement et de la formation, l’organisme dispose d’une banque de cédants et de repreneurs potentiels. Outre le CTEQ, diverses initiatives apportent du soutien aux repreneurs et aux cédants. Par exemple, le Réseau M dispose de mentors spécialisés en transfert d’entreprise, tandis que le Groupement des chefs d’entreprise a des clubs qui se consacrent à la relève. Fondé en 2014, le Groupe La Relève réunit des entrepreneurs appelés à prendre la relève d’entreprises familiales. Ils se rencontrent pour échanger et pour assister à des conférences. L’association compte déjà huit groupes dans la province.
À plusieurs, c’est mieux
La discussion bifurque ensuite vers le sujet des milléniaux. Alexandre Boucherot, qui en est un, affirme que sa génération est en quête de sens. «Les milléniaux raisonnent davantage en mode projet qu’en mode entreprise. S’ils veulent ouvrir une librairie, par exemple, c’est parce que c’est important pour le quartier. Leur objectif n’est pas forcément de monter une entreprise, c’est d’accomplir quelque chose.»
Cette observation trouve un écho chez Philippe Garant, qui constate la sensibilité des milléniaux à l’économie de partage et leur propension à démarrer des projets collectifs. «Prenez la petite coopérative Territoires, par exemple. Elle n’a pas créé le Mur Mitoyen [une plateforme web collaborative de diffusion d’information événementielle pour les municipalités] pour vendre quelque chose, mais pour aider les communautés.»
Toutefois, les projets collectifs ne relèvent pas seulement de l’économie sociale. François Gilbert se réjouit que l’entrepreneur qui lance seul son entreprise soit en voie de disparition. «On est à l’ère des équipes entrepreneuriales. Les gens viennent nous voir à deux, trois ou quatre. C’est rare qu’une personne arrive seule et, si c’est le cas, ce n’est pas une bonne chose.»
De la part des milléniaux, il n’y a rien là d’étonnant, car on les a habitués à l’école à réaliser des projets en équipe. «Pour eux, se lancer en affaires avec les copains, c’est normal, observe Pierre Duhamel. Ils ont fait ça toute leur vie !»
Les huit participants à la table ronde conviennent cependant que l’entrepreneuriat en équipe n’est pas l’apanage des milléniaux. Et c’est tant mieux, car le monde des affaires s’est complexifié.
Le mot de la fin appartient à Manon Hamel : «Comité consultatif, mentors, conseillers, groupes d’échanges entre pairs… Il faut dire aux entrepreneurs de ne pas hésiter à s’entourer. C’est là une vraie nécessité pour faire grandir une entreprise de nos jours.»
Nous avons demandé à chacun de nos invités de nous dire quelle était, selon eux, LA grande priorité pour l’entrepreneuriat québécois. Découvrez leurs réponses sur lesaffaires.com/videos.